Le rôle de l’Association Amel en tant que mouvement de changement social
Dans le cadre du Salon du Livre Arabe International de Beyrouth – 25 mai 2025
Dr Kamel Mohanna
Dès le départ, il est essentiel de souligner l’importance des mouvements sociaux dans l’ouverture des voies vers le changement, ou dans la construction des fondements démocratiques sur lesquels repose ce changement. Cela se fait à travers les projets de développement mis en œuvre par des organisations sociales et humanitaires. Parmi les institutions les plus emblématiques au Liban figure l’Association Amel International, une organisation de longue date active depuis 45 ans, née pendant les heures sombres de la guerre civile libanaise et l’invasion israélienne de 1978.
Aujourd’hui encore, l’association fait face aux horreurs des crimes de guerre israéliens à Gaza, au Liban, en Syrie et au Yémen. Elle ne reste pas spectatrice : elle est et reste présente en première ligne lors des urgences les plus critiques. En temps de paix, ses unités de développement fonctionnent avec une grande efficacité, menant des projets qui visent à faire progresser la société, améliorer ses conditions économiques, sociales et culturelles, et alléger les souffrances psychologiques de ses aînés comme de ses enfants.
Au sein de l’association, nous nous interrogeons à chaque étape, réunion ou événement sur notre rôle dans l’atténuation des crises qui étranglent les citoyens libanais, confrontés à l’impuissance, la pauvreté et le désespoir. Cette réalité compromet leur avenir et celui de leurs enfants. Nous posons beaucoup de questions pour nous rapprocher des réponses et devenir plus responsables dans notre engagement pour le changement social.
Ne vous laissez pas tromper par la présence omniprésente des partis confessionnels qui dominent la scène politique. Le véritable changement au Liban ne peut venir que des organisations civiles qui respectent la religion comme choix personnel et qui s’efforcent de construire une identité nationale inclusive. Ce changement ne pourra être mené que par des démocrates fondant leurs choix sur la liberté de pensée, la représentation juste de toutes les composantes sociales, et l’intérêt général de la nation.
C’est dans cette optique que nous formons nos équipes, en rêvant d’une réforme du système fondée sur ces principes.
Une question cruciale se pose alors : le changement est-il une mission centrale des institutions sociales et humanitaires, ou est-il l’apanage des structures politiques ? Et l’Association Amel peut-elle réellement contribuer à ce changement ?
Selon l’Encyclopédie de la sociologie, les mouvements sociaux sont des efforts organisés et intentionnels, aux objectifs variés — limités ou ambitieux, réformistes ou révolutionnaires — qui agissent hors des circuits politiques traditionnels et peuvent pénétrer profondément dans les cercles de pouvoir. Gordon Marshall affirme qu’ils impliquent une mobilisation collective autour d’un projet de transformation sociale.
Ces mouvements, en raison de leur autonomie vis-à-vis de l’État, ou parce que leurs revendications émanent du domaine social, sont fondamentalement sociaux. Azza Khalil, dans son ouvrage Les Mouvements Sociaux, cite des exemples de mouvements ayant joué un rôle politique déterminant : en Afrique du Sud, au Mexique, au Sommet de la Terre à Rio, à Davos, ou dans les réponses globales à la mondialisation.
Amel s’est inscrite dans cette logique au niveau arabe, en tissant des réseaux avec d’autres associations et en militant pour la création d’un Forum Social Arabe contre la mondialisation et pour la démocratie.
L’Association Amel s’oppose aux politiques dominantes, défend les opprimés, les démunis, les marginalisés, et soutient la cause palestinienne, conformément à ses principes fondateurs. Bien qu’elle ne soit ni un parti politique ni affiliée à aucun, elle demeure fidèle à des valeurs progressistes et démocratiques.
Alors que les partis nationalistes libanais et arabes ont été affaiblis par des défaites successives (Nakba 1948, guerre de 1967, guerre civile de 1975, expulsion de l’OLP en 1982, chute de l’URSS), Amel a persévéré.
Elle continue à œuvrer malgré les crises économiques, l’explosion du port de Beyrouth, les guerres et l’effondrement sécuritaire. Elle a dépassé ses origines libanaises pour devenir un mouvement transnational.
Amel renouvelle continuellement son engagement à travers la jeunesse, en particulier les jeunes femmes, qui représentent 85 % de son personnel et qui assument, avec brio, des rôles cruciaux. Lors de l’agression israélienne, après la destruction de 14 de ses centres, le personnel s’est redéployé, suivant les déplacés et organisant des actions de secours et de développement.
Idéalement, les jeunes devraient concourir à servir leur pays à travers des partis civiques œuvrant à construire une nation forte, démocratique et unifiée, mais Amel reste un point de repère : indépendante des partis mais non en opposition, elle pratique une forme d’action politique au sens large, en agissant sur les causes profondes et en s’inspirant de la vision d’Hegel qui voyait en la politique une « biologie appliquée ».
Amel rejette le modèle hiérarchique classique. Les 1 800 membres de son personnel sont tous considérés comme des leaders, impliqués dans la décision comme dans l’action. Le changement ne doit pas venir d’en haut, mais de la société elle-même, à travers des militants ouverts sur le monde et sur les luttes sociales globales.
En tant que mouvement social transformateur, Amel refuse de se limiter à l’assistance : elle œuvre pour des causes comme les droits humains, l’égalité femmes-hommes, l’environnement, et la dignité. Ces combats nécessitent un changement structurel. Nombre de mouvements sociaux ont, d’ailleurs, accédé au pouvoir comme le Parti Vert en Allemagne, ou les femmes qui ont atteint 25 % des sièges parlementaires dans le monde.
Amel lie secours et développement, incarne une solidarité vraie, engage les bénéficiaires dans ses projets, et renforce leur compréhension des droits : environnement, santé, égalité, expression. Elle développe de nouveaux réseaux de soutien, efficaces en temps normal et en urgence.
Face aux guerres israéliennes répétées, Amel a mobilisé les ONG, les acteurs sociaux, et parfois même l’État. Elle ne se contente pas de protestations de surface, elle agit sur le droit, la politique, les partenariats internationaux. Elle opère au carrefour du social, de l’économique et du politique.
Elle agit sur tout le territoire libanais, au-delà des appartenances communautaires, et défend une vision universelle : l’être humain est la finalité du changement, face à un capitalisme sauvage qui creuse les inégalités.
Amel n’est pas un parti, mais elle a une position éthique et politique, qu’elle exprime dans chaque forum international. Elle partage une culture radicale avec d’autres mouvements opposés à la mondialisation néolibérale et au pouvoir unipolaire.
Son soutien à la cause palestinienne est clair : nous sommes avec tous ceux qu’Israël combat, ou qui combattent Israël.
Enfin, Amel ne prétend pas suivre chaque détail des injustices mondiales, mais elle défend la justice, la liberté, la démocratie, et la dignité. Elle lutte contre les guerres, la violence, le sectarisme, l’ultralibéralisme, et renforce l’individu, comme le disait Alain Touraine en parlant de « l’auto-construction du sujet ».
Même en confrontant l’État, Amel ne se détache pas de lui. Elle aspire à construire un État juste à partir d’une société juste, dans l’esprit de Don Eberly : un État au service de la société civile, non l’inverse.
Car le changement durable naît dans la société, pas par les leaders, et l’individu doit rendre des comptes à la communauté, pas à un chef.
Amel agit de personne à personne, au nom de l’humanité, comme le rappelait Montesquieu :
« Je suis catholique par naissance, français par hasard, mais humain par nécessité. »
Et comme le disait Tolstoï :
« Si tu ressens la douleur, tu es vivant ; si tu ressens la douleur des autres, tu es humain. »
